11

 

Le Merlotte était pratiquement vide. Mon retard n’avait donc pas vraiment d’importance.

En fait, Sam semblait si préoccupé que j’ai eu l’impression qu’il n’avait même pas remarqué.

En voyant son air distrait, je me suis sentie un peu moins coupable. Je me demandais si Jannalynn avait raconté à Sam une histoire de son invention, pour couvrir sa malveillance, au cas où je me plaindrais qu’elle avait jeté un homme dans mon lit. Mais Sam semblait ne pas savoir que Jannalynn avait fait de son mieux pour me jouer un sale tour, en encourageant son propre patron à aller s’amuser dans mes draps.

Bien sûr, il m’était très facile d’en vouloir à Jannalynn, parce que je ne l’appréciais pas.

En y réfléchissant, toutefois, je trouvais qu’Alcide aurait dû être conscient qu’il était idiot de suivre de si mauvais conseils. Alcide s’était montré stupide, de la suivre comme un mouton.

Quant à Jannalynn, c’était elle qui avait tout manigancé, et ça, c’était de la méchanceté pure. J’ai soudain compris que nous serions désormais des ennemies. C’était décidément la journée des prises de conscience désagréables…

Sam était concentré sur les comptes. Quand j’ai perçu dans son esprit qu’il cherchait désespérément un moyen de régler la facture de notre fournisseur de bière, j’ai décidé qu’il avait son content de problèmes pour la journée. Il n’avait vraiment pas besoin d’entendre que sa petite amie m’avait humiliée.

Plus j’y pensais, et plus je trouvais que cette histoire était strictement entre Jannalynn et moi – même si j’étais plus que tentée de révéler à Sam la véritable nature de sa belle. Et brusquement, je me suis sentie soulagée d’être arrivée à cette conclusion. J’ai fait tout le reste de mon service avec plus d’énergie, servant plats et boissons avec le sourire et un mot pour chacun. Ce qui s’est d’ailleurs ressenti sur mes pourboires.

J’ai travaillé plus longtemps pour rattraper mon retard, ce qui était parfait, parce que Holly est arrivée en retard aussi. Il était plus de 18 heures quand je suis allée au bureau pour chercher mon sac à main. Sam était assis, courbé sur sa table de travail, l’air franchement sombre.

— Tu veux qu’on parle ? ai-je proposé.

— Tous les deux ? J’imagine que tu sais déjà ce qui me tracasse, m’a-t-il répondu, mais ça ne semblait pas l’embêter. Le bar est dans la mouise, Sook. Les affaires ne sont jamais allées aussi mal.

Rien ne me venait en tête qui ne soit complètement éculé ou carrément faux. Tu verras, ça va s’arranger. Après la pluie vient le beau temps. Tout vient à point à qui sait attendre. La vie n’est pas un long fleuve tranquille. Ce qui ne te tue pas te rend plus fort. Alors finalement, je me suis simplement penchée sur lui pour planter un baiser sur sa joue.

— Appelle-moi si tu as besoin de moi.

Et j’ai pris la direction du parking. J’étais vraiment embêtée pour Sam, et j’ai mis mon subconscient au travail pour lui venir en aide.

J’adore l’été, mais parfois, l’heure d’été me porte sur les nerfs. J’avais travaillé tard et je rentrais chez moi, mais il faisait toujours un soleil éblouissant. Il ne se coucherait certainement que dans une heure ou deux. Mais même si Éric et Pam venaient à la tombée du jour, nous serions obligés d’attendre la fin du service de Colton.

En grimpant dans ma voiture, j’ai vu qu’il ferait peut-être nuit plus tôt que d’habitude.

Une masse sombre et menaçante de nuages bouillonnait à l’ouest. Des nuages vraiment noirs, qui se déplaçaient vite. La journée ne finirait pas aussi belle et claire qu’elle avait commencé. Je venais justement d’évoquer le dicton de Gran, « Après la pluie vient le beau temps ». Là, c’était le contraire. J’avais un mauvais pressentiment.

Je n’ai pas peur de l’orage. Autrefois, Jason a eu un chien qui se précipitait en haut, sous son lit, à chaque coup de tonnerre. J’ai souri à ce souvenir. Pour ma grand-mère, un chien ne devait pas pénétrer dans la maison. Mais elle n’avait jamais réussi à tenir Rocky à l’écart. Il avait toujours trouvé un moyen d’entrer quand le temps tournait à l’orage – mais le moyen en question tenait moins de l’intelligence que du petit cœur tout mou de Jason.

C’était là un trait de personnalité que j’aimais beaucoup chez mon frère. Il était toujours adorable avec les animaux. Et maintenant, il en est un lui-même, ai-je pensé. Au moins une fois par mois. Je ne savais toujours pas comment réagir à cela.

Mais les nuages se rapprochaient et il était grand temps que je rentre, ne serait-ce que pour vérifier que mes invités avaient bel et bien fermé les fenêtres avant de déguerpir.

En chemin, j’ai soudain remarqué ma jauge. Angoissée et pressée, je devais faire le plein malgré tout et me suis arrêtée au Grabbit Kwik. Le ciel se faisait toujours plus inquiétant et je me suis demandé s’il y avait eu une alerte à la tornade. Si seulement j’avais écouté la météo en me levant !

Le vent se levait, fouettant les ordures d’un bout à l’autre du parking. L’air était si lourd et humide que le sol exhalait des relents de goudron chaud. Dès que mon réservoir a été rempli, j’ai raccroché la pompe avec soulagement. En démarrant, j’ai aperçu Tara, qui m’a fait un signe de la main. J’ai soudain pensé à sa Baby Shower imminente, ainsi qu’à ses bébés imminents… J’avais tout préparé pour la Shower, mais je n’y avais pas pensé une seule seconde de toute la semaine ! Qu’est-ce qui pouvait justifier le fait que je sois en train de comploter un meurtre au lieu de me concentrer sur cet événement-là ?

À cet instant précis, ma vie m’a semblé, disons, complexe. Quelques grosses gouttes de pluie se sont écrasées sur mon pare-brise tandis que je sortais du parking. Je me suis demandé si j’avais suffisamment de lait pour le petit-déjeuner – je n’avais pas vérifié avant de quitter la maison. Et des bouteilles de sang pour les vampires ? Juste au cas où, je suis passée au Piggly Wiggly pour en prendre. Avec du lait, aussi. Et du bacon. Je ne m’étais pas fait de sandwich au bacon depuis des lustres, et Terry Bellefleur m’avait justement apporté ses premières tomates toutes fraîches de son jardin.

J’ai jeté mes sacs en plastique sur le siège conducteur et plongé à leur suite – parce qu’à ce moment-là les nuages ont soudain lâché leur fardeau. Le dos de mon tee-shirt était trempé, et ma queue de cheval mouillée pendait lamentablement dans mon dos. J’ai pris mon vieux parapluie sur le siège arrière et l’ai posé à l’avant. C’était celui avec lequel ma grand-mère se protégeait quand elle venait me voir jouer à mes matchs de softball. En voyant les rayures fanées de noir, vert et cerise, je me suis laissé aller à sourire.

Je suis rentrée lentement, avec prudence. La pluie tambourinait sur la tôle et rebondissait sur la route, comme de minuscules marteaux-piqueurs. La lumière de mes phares se heurtait sans résultat à l’obscurité ruisselante. J’ai jeté un œil à la pendule du tableau de bord. Il était déjà plus de 19 heures. J’avais encore largement le temps avant la réunion du Comité Opération Meurtre sur Victor, mais je serais soulagée d’être rentrée. J’ai anticipé sur le sprint que je devrais piquer entre la voiture et la maison. Si Dermot était déjà sorti, il aurait verrouillé la porte d’accès à la véranda de derrière. Je serais alors à la merci de la pluie tandis que je me dépatouillerais entre mes clés et mes deux gros sacs de lait et de sang. Pour la énième fois, j’ai réfléchi à l’idée de dépenser toutes mes économies – l’argent que m’avait laissé Claudine, et la somme, moins importante, qui correspondait à la succession de Hadley (Rémy ne m’avait pas appelée, j’en déduisais donc qu’il ne voulait sincèrement pas de cet argent) – et de me faire construire un garage attenant à la maison.

Tandis que je me rangeais derrière la maison, je m’imaginais à quel endroit je le placerais et combien il m’en coûterait. Pauvre Dermot ! En lui demandant de sortir ce soir, je l’avais condamné à passer une soirée misérable dans l’humidité des bois. Enfin, misérable, je n’en savais rien, en fait. Les faés n’avaient pas du tout les mêmes échelles de valeurs que moi. Peut-être pourrais-je lui prêter ma voiture, pour qu’il aille chez Jason.

J’ai plissé les yeux, espérant discerner une lumière qui signalerait la présence de Dermot dans la cuisine.

Mais la porte de la véranda était ouverte sur les marches. Et je n’y voyais pas suffisamment clair pour savoir si la porte de la maison était également ouverte.

Ma première réaction a été l’indignation. C’est franchement négligent, de la part de Dermot, ai-je pensé. J’aurais peut-être dû lui dire de partir, lui aussi. Puis j’ai réfléchi de nouveau. Dermot ne s’était jamais montré aussi négligent. Pourquoi le serait-il soudain aujourd’hui ? Au lieu de me sentir agacée, je ferais peut-être mieux de m’inquiéter.

Je ferais peut-être bien d’écouter la sirène d’alarme qui résonnait dans mon esprit.

Tu sais ce qui serait malin ? Faire marche arrière et te tirer vite fait.

J’ai arraché mon regard de cette porte ouverte si troublante. Galvanisée, j’ai passé la marche arrière et j’ai exécuté la manœuvre à toute vitesse. Puis j’ai enclenché la marche avant et tourné le volant pour prendre l’allée comme une fusée.

Surgissant de la lisière des bois, un jeune arbre de bonne taille s’est écrasé sur le gravier. J’ai pilé.

Ça, c’était un piège.

J’ai éteint le moteur et ouvert ma porte à toute volée. Tandis que je me ruais à l’extérieur, une silhouette s’est détachée des arbres en vacillant avant de se précipiter vers moi. La seule arme à ma portée était le litre de lait dans son flacon. J’ai attrapé le sac en plastique et j’ai pris mon élan pour l’abattre sur mon adversaire. À ma grande surprise, j’ai fait mouche et le flacon a explosé, projetant du lait partout. J’ai eu un instant d’égarement, pendant lequel je me suis indignée d’un tel gaspillage, puis je me suis enfuie à toutes jambes vers les arbres, mes pieds glissant sur l’herbe trempée. Dieu merci, je portais des baskets. L’ennemi était à terre, mais il n’y resterait pas. Et il n’était peut-être pas seul. J’étais certaine d’avoir vu un mouvement du coin de l’œil.

Je ne savais pas si on avait l’intention de me tuer, mais on n’allait certainement pas m’inviter à jouer au Monopoly.

Je n’avais plus un cheveu de sec, entre la pluie et l’eau qui dégouttait des broussailles sur mon passage. Tout en trébuchant à travers les bois, je me jurai que, si j’en réchappais, je recommencerais le jogging au stade du lycée : j’étais en train de cracher mes poumons.

Des plantes grimpantes étouffaient les sous-bois épaissis par l’été. Je n’étais pas encore tombée, mais ce n’était qu’une question de minutes.

De toutes mes forces, j’essayais de réfléchir – je trouvais que ce serait vraiment bien – mais je semblais possédée par l’esprit du lapin effaré. Cours et cache-toi. Cours et cache-toi. S’il s’agissait de loups-garous, c’en était fini de moi. Parce qu’ils pourraient suivre mes traces en un clin d’œil, même sous leur forme humaine, quand bien même l’orage les ralentirait un peu.

Ce n’étaient pas des vampires, le soleil n’était pas encore couché.

Des faés se seraient montrés plus subtils.

Des humains, alors.

Éperdue, j’ai contourné le cimetière à un rythme effréné, pour ne pas être repérée à découvert.

Puis j’ai entendu un bruit dans les arbres derrière moi et me suis dirigée vers le seul sanctuaire qui pourrait m’offrir une bonne cachette. La maison de Bill. Je n’avais pas le temps de grimper à un arbre. J’avais l’impression qu’il s’était écoulé une heure depuis que j’avais bondi hors de ma voiture. Mon sac à main ! Mon portable ! Pourquoi n’avais-je pas attrapé mon portable ? Dans mon esprit, je voyais clairement mon sac, posé sur le siège de la voiture. Et merde.

Je montais maintenant une pente en courant, et je savais que j’étais près du but. J’ai marqué une courte pause au vieux chêne gigantesque, à cinq mètres de la véranda de devant, risquant un œil en direction de la maison. La maison de Bill était bien là, sombre et silencieuse sous la pluie battante. Quand Judith était venue habiter ici, j’avais laissé mon double de clé dans la boîte aux lettres de Bill. J’avais estimé que c’était normal. Mais ce soir-là, Bill m’avait laissé un message sur mon répondeur, m’expliquant où se trouvait la clé de secours. Et nous n’en avions jamais parlé.

Je me suis élancée sur les marches, j’ai déniché la clé, collée au ruban adhésif sous l’accoudoir du fauteuil en bois, et j’ai déverrouillé la porte. Mes mains tremblaient violemment. Malgré tout, je n’ai pas lâché la clé et suis parvenue à ouvrir la serrure dès la première fois. J’allais passer le seuil quand soudain une pensée m’a frappée. Les empreintes ! J’allais en laisser partout si j’entrais. Ce serait aussi clair que si je semais des petits cailloux. Je me suis donc accroupie derrière la rambarde, j’ai retiré mes vêtements et mes chaussures, avant de les laisser tomber derrière les buissons touffus d’azalées qui bordaient la maison. J’ai essoré ma queue de cheval et je me suis secouée énergiquement, comme un chien, pour me débarrasser d’autant d’eau que possible. Puis j’ai pénétré dans l’obscurité tranquille de la vieille demeure des Compton. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour y réfléchir, mais j’ai trouvé très étrange d’être debout dans l’entrée, dans le plus simple appareil.

J’ai baissé les yeux vers mes pieds. Une tache d’eau. Je l’ai frottée de l’orteil pour la faire disparaître et j’ai pris une grande enjambée pour me placer sur le tapis usé qui menait de l’entrée vers la cuisine. Je n’ai même pas eu un regard pour le living (que Bill appelait parfois « le petit salon ») et n’ai pas mis le pied dans la salle à manger.

Bill ne m’avait jamais vraiment dit où il dormait pendant le jour. D’après ce que j’avais compris, pour un vampire, c’était son secret le plus intime.

Mais j’ai un QI raisonnable, et j’avais eu le temps de comprendre, à l’époque où nous sortions ensemble. J’étais certaine qu’il disposait de plusieurs cachettes. L’une d’entre elles devait se trouver quelque part vers le garde-manger de la cuisine. Il avait réaménagé l’espace cuisine et fait installer un jacuzzi, une sorte de spa intérieur, plutôt que de garder un endroit où préparer les repas – il n’en avait aucun besoin. Ce faisant, il avait réservé une petite pièce à part, probablement un office autrefois. J’ai ouvert la porte neuve à persiennes et suis entrée, refermant le battant derrière moi. Les étagères accrochées curieusement haut ne contenaient aujourd’hui que quelques packs de canettes de sang et un tournevis.

J’ai frappé des coups au sol et sur le mur. Prise de panique et submergée par le tintamarre de l’orage au-dehors, je ne pouvais détecter aucune différence de résonance.

— Bill, laisse-moi entrer. Où que tu sois, laisse-moi entrer.

J’avais l’impression de me trouver au beau milieu d’une histoire de fantômes.

J’ai tendu l’oreille mais, naturellement, je n’ai strictement rien entendu – nous n’avions pas échangé nos sangs depuis longtemps. En plus, il ne faisait pas encore totalement nuit.

Merdouille de merdouille ! Puis j’ai aperçu une fine ligne dans les planches, juste à côté de la porte. En regardant de plus près, j’ai vu qu’elle se poursuivait sur les côtés. Je n’ai pas attendu plus longtemps. Le cœur battant, n’écoutant que mon instinct et poussée par l’énergie du désespoir, j’ai enfoncé le tournevis dans la fissure et fait levier de toutes mes forces. Il y avait un trou en dessous, et je m’y suis engouffrée, le tournevis à la main, avant de refermer la trappe à toute volée. J’ai compris au passage que les fameuses étagères avaient été accrochées à la hauteur qui permettait de lever le panneau. Je n’avais aucune idée d’où pouvaient bien se trouver les charnières, et je m’en moquais éperdument.

Pendant un très long moment, je suis simplement restée prostrée, toujours aussi nue, sur la terre battue, à bout de souffle, tentant de récupérer. Je n’avais pas couru aussi vite et aussi longtemps depuis… et bien depuis la dernière fois que je tentais d’échapper à un agresseur qui voulait me trucider.

Il faut absolument que je change ma façon de vivre, me suis-je dit. Ce n'était pas la première fois que je pensais à sécuriser un peu ma vie.

Mais ce n’était pas le moment idéal pour une crise d’introspection. Il serait nettement préférable de prier pour que celui qui passait son temps à abattre des arbres sur mon allée ne me trouve pas dans cette maison, nue comme un ver et sans défense, cachée sous la terre en compagnie de… Mais où donc était Bill ?

Le panneau étant refermé, il faisait évidemment complètement noir dans ma cachette.

Aucune lampe n’était allumée dans la maison, la pluie assombrissait le peu de lumière du jour qu’il restait et, de plus, la porte du garde-manger était fermée. Je ne distinguais donc même pas les contours de l’ouverture. J’ai tapoté le sol autour de moi, cherchant à repérer mon hôte involontaire. Avait-il choisi ce soir un antre différent ? J’étais surprise de constater que l’endroit était de dimensions plutôt impressionnantes. Tandis que je poursuivais mes recherches, j’ai eu le temps d’imaginer une foule de bestioles pleines de pattes. Et de serpents. Quand on a les fesses à l’air, on n’aime pas l’idée que des choses indéterminées entrent en contact avec des zones qui ne touchent généralement pas terre. Je rampais tout en effleurant le sol de mes mains et je sursautais chaque fois que je sentais – ou que j’imaginais – de petites pattes légères frôlant ma peau.

J’ai fini par trouver Bill dans un coin. Il était toujours mort, bien entendu. Et d’après mes doigts, totalement dévêtu lui aussi, à ma grande stupeur. Très pratique : pourquoi salir ses vêtements, finalement ? Je me suis souvenue qu’il avait déjà dormi de la sorte en extérieur, à l’occasion. J’étais tellement soulagée de l’avoir retrouvé que ça ne me dérangeait pas vraiment.

J’ai tenté ensuite de calculer combien de temps j’avais mis à revenir du Merlotte puis à me promener dans les bois… J’en ai conclu qu’il me restait encore trente à quarante-cinq minutes avant que Bill ne se réveille.

Ramassée à ses côtés, le tournevis agrippé fermement, j’écoutais, chacun de mes nerfs tendu à l’extrême, à l’affût du moindre bruit. Le ou les mystérieux personnages ne repéreraient peut-être pas ma piste, ni mes vêtements. Ou alors, bien au contraire et comme d’habitude, ma chance me lâcherait : ils trouveraient fringues et chaussures, ils sauraient que j’avais trouvé refuge dans cette maison, et ils y entreraient.

L’espace d’un instant, je me suis sentie un peu écœurée d’avoir cherché asile auprès du mâle le plus proche. Cependant, me suis-je consolée, il s’agissait plutôt de s’abriter dans sa maison plutôt que derrière ses muscles. Et ça, ça pouvait passer, non ? Là encore, le moment était plutôt mal choisi pour réfléchir au politiquement correct. Le premier article en haut de ma liste ? Survivre. Malheureusement, Bill n’était pas vraiment à ma disposition. En imaginant même qu’il soit d’ailleurs disposé à m’aider.

— Sookie ? a-t-il murmuré.

— Bill ! Dieu merci, tu es réveillé !

— Tu es dévêtue.

Les hommes…

— Tout à fait, et je vais t’expliquer pourquoi.

— Peux pas encore me lever, a-t-il marmonné. Ciel… nuageux ?

— Exact. Gros orage, il fait noir comme dans un four, et il y a des gens qui…

— D’acc… Plus tard.

Et il s’est rendormi d’un coup.

Nom de Zeus ! Alors je me suis pelotonnée contre son cadavre, toujours à l’écoute.

Avais-je fermé la porte à clé ? Bien sûr que non. Et dès que je m’en suis souvenue, j’ai entendu une lame de parquet grincer au-dessus de moi. Ils étaient entrés.

— … pas de traces mouillées, a prononcé une voix émanant probablement de l’entrée.

J’ai commencé à ramper vers la trappe pour mieux entendre, puis je me suis ravisée. Ils risquaient quand même de trouver la trappe. Et s’ils l’ouvraient, ils ne nous verraient peut-être pas, dans le coin. L’espace était vraiment vaste. C’était sans doute une ancienne cave – ou en tout cas le mieux qu’on puisse creuser dans le genre, dans une région dont les nappes phréatiques sont si proches de la surface.

— Ouais, mais la porte était ouverte. Elle a dû rentrer.

C’était une voix nasillarde. Et tout près.

— Ensuite elle a volé dans les airs, sans laisser d’empreintes ? Avec la pluie ?

La voix sarcastique était un peu plus grave.

— Mais on ne sait pas ce qu’elle est.

Type nasillard.

— Pas un vampire, Kelvin, ça, on le sait.

— Peut-être un oiseau-garou ou ce genre-là, Hod.

— Un oiseau-garou ?

Le grognement incrédule de Hod a résonné dans l’obscurité de la vieille demeure. Dans le style sarcastique, Hod était un champion hors pair.

— T’as vu les oreilles sur le gars ? Ça, c’était quelque chose ! De nos jours, on peut s’attendre à tout, s’est exclamé Kelvin d’un ton docte.

Des oreilles ? Dermot. Que lui avaient-ils fait ? La honte m’a submergée – je ne m’étais même pas préoccupée de ce qui avait pu arriver à mon grand-oncle.

— Ouais et alors ? C’était sûrement un de ces dingues de science-fiction.

Hod semblait distrait. Je l’entendais ouvrir et fermer des portes de placard – pourtant, je ne risquais pas de m’y trouver.

— Mais non, je te jure, mec. C’était des vraies. Pas de cicatrices, rien. J’aurais dû en prendre une, tiens !

En prendre une ? J’ai frissonné.

Puis Kelvin a ajouté :

— Bon, moi, je vais là-haut pour vérifier les chambres.

J’ai entendu le bruit de ses bottes qui s’éloignaient, le grincement des marches de l’escalier, ses pas étouffés sur le tapis des marches. J’ai suivi les sons indistincts de ses mouvements au premier étage. J’ai su quand il s’est retrouvé directement au-dessus de moi, dans la chambre principale, là où je dormais quand je sortais avec Bill.

Pendant ce temps-là, Hod a fait des allées et venues, mais il ne paraissait pas avoir de but vraiment précis.

— Bon, il n’y a personne ici, a annoncé Kelvin en revenant dans l’ancienne cuisine. Je me demande pourquoi il y a un jacuzzi dans cette maison.

— Il y a une voiture, dehors, a fait remarquer Hod d’un ton pensif.

Sa voix s’était nettement rapprochée. Il se tenait tout près de la porte du garde-manger – c’était parfait : j’entendais maintenant ses pensées. Il avait envie de rentrer à Shreveport, de prendre une douche chaude, d’enfiler des vêtements secs – et peut-être de coucher avec sa femme. Un peu trop de détails pour moi, de ce côté-là. Quant à Kelvin, il était plus terre à terre. Il voulait qu’on le paie, et pour cela, il devait me livrer. Mais à qui ? Merde, ses pensées n’étaient pas orientées là-dessus ! J’ai senti mon enthousiasme retomber – jusqu’à mes orteils. Mes orteils… Heureusement que je les avais vernis récemment… Hein ? Hors sujet.

Une vive lumière est apparue brusquement dans la fissure marquant les contours de la trappe. Elle provenait du garde-manger. Je me suis immobilisée, comme une petite souris, m’efforçant de respirer très légèrement, sans aucun bruit. Je me suis imaginé à quel point Bill serait peiné s’ils me tuaient là, tout près de lui. Hors sujet !

Malgré tout, il serait assurément malheureux.

J’ai entendu un craquement : l’un des hommes se tenait pile au-dessus de moi. Si j’avais pu éteindre mon esprit, je l’aurais fait. J’étais si consciente de la vie qui se déroulait dans les cerveaux des autres que j’avais du mal à imaginer que l’on puisse ne pas percevoir le mien – d’autant plus qu’il était terrifié.

— Il n’y a que du sang, ici, a déclaré Hod, si proche de moi que j’en ai sursauté. Du sang en canettes. Hé, Kelvin ! On doit être chez un vampire !

— On s’en moque – tant qu’il n’est pas réveillé. Ou elle. Hé, tu t’es déjà fait une femelle vampire ?

— Non, et ça ne me tente pas. Baiser de la viande froide, ça ne me dit rien. Et pourtant, il y a des nuits où Marge ne fait pas tellement mieux !

Kelvin s’est esclaffé.

— Tu n’as pas intérêt à ce qu’elle t’entende, frangin !

Hod a éclaté de rire, lui aussi.

— Pas de danger !

Puis il est sorti de la pièce. Il n’a même pas éteint, le débile ! De toute évidence, le fait que Bill puisse facilement en déduire que quelqu’un était venu ne l’inquiétait absolument pas. Il était donc véritablement stupide.

Puis Bill s’est réveillé. Cette fois-ci, il était un peu plus alerte, et dès que je l’ai senti bouger, je me suis tapie sur lui en posant la main sur sa bouche. J’ai senti ses muscles tressaillir, et pendant une fraction de seconde je me suis affolée. Puis il a senti mon odeur et m’a reconnue.

— Sookie ?

Ce n’était qu’un murmure étouffé.

— T’as entendu quelque chose ? a dit Hod, juste au-dessus de moi.

J’ai enduré un long moment de silence intense et attentif.

— Chut, ai-je chuchoté dans un souffle, au creux de l’oreille de Bill.

Une main froide a couru le long de ma jambe. J’ai littéralement ressenti la surprise de Bill tandis qu’il réalisait – une fois encore – que je ne portais rien. Et j’ai su à la seconde près quand il a compris qu’il avait entendu cette voix au-dessus de nous.

Bill commençait à assimiler la situation. Je ne savais pas vraiment ce qu’il en déduisait, mais il avait conscience du fait que nous étions dans le pétrin. Il avait également conscience qu’une femme nue se serrait contre lui. J’ai soudain senti autre chose tressaillir. À la fois exaspérée et amusée, j’ai dû serrer les lèvres pour ne pas pouffer de rire. Hors sujet !

Puis il s’est rendormi.

Ce satané soleil ne se coucherait-il donc jamais ? Cette alternance de torpeur et de conscience me rendait dingue. C’était comme si j’étais sortie avec un homme atteint de troubles de la mémoire immédiate.

Oups. J’en avais oublié d’écouter et d’être terrifiée.

— Mais non, moi je n’entends rien, a énoncé Kevin.

Un peu plus bas, j’étais allongée sur mon hôte involontaire, comme sur un long matelas froid et poilu.

Et équipé d’une érection. Il avait repris conscience – pour la dixième fois, peut-être.

J’ai laissé échapper un soupir silencieux. Cette fois-ci, Bill était éveillé pour de bon. Il a passé les bras autour de moi, mais il a eu l’élégance de ne pas bouger ni explorer quoi que ce soit, du moins pour l’instant. Il avait clairement entendu Kelvin, et nous étions tous deux aux aguets.

Enfin, les deux paires de pieds se sont éloignées sur le parquet, et la porte d’entrée s’est ouverte, puis refermée. De soulagement, tous mes muscles se sont détendus. Les bras de Bill se sont resserrés et il a roulé pour se retrouver allongé sur moi.

— C’est Noël bientôt ? a-t-il demandé tout en se pressant contre moi. Mon cadeau est arrivé en avance ?

J’ai ri tout doucement – je n’étais pas encore pleinement rassurée.

— Je suis désolée de te déranger chez toi, Bill, ai-je murmuré, mais ils en avaient après moi.

Je lui ai tout expliqué rapidement, prenant soin de lui indiquer où se trouvaient mes vêtements et pourquoi. Je sentais son torse se soulever à petits coups, et j’ai compris qu’il riait silencieusement.

— Je suis vraiment inquiète pour Dermot, ai-je repris en chuchotant.

Mes murmures rendaient l’obscurité étrangement intime – sans parler de la zone de peau nue très étendue que nous partagions.

— Tu dois être ici depuis longtemps, a-t-il estimé, d’une voix maintenant normale.

— Effectivement.

— Puisque tu ne me permets pas d’« ouvrir » mon cadeau en avance, je vais sortir m’assurer qu’ils sont partis.

J’ai mis un petit instant à comprendre, puis je me suis laissée aller à sourire. Bill s’est détaché de moi avec douceur et j’ai perçu sa luminescence se déplacer sans un bruit dans l’ombre. Après avoir écouté une seconde, il a ouvert la trappe. L’espace a soudain été inondé de lumière crue. C’était un tel contraste que j’ai dû fermer les yeux pour m’y adapter.

Quand je les ai rouverts, Bill s’était glissé dans la maison, tel un reptile.

J’avais beau tendre l’oreille, je n’entendais pas un bruit. J’ai fini pas me lasser d’attendre – j’étais tapie sur la terre battue depuis si longtemps ! Je me suis donc hissée à l’extérieur, bien moins gracieuse et silencieuse que Bill, il faut l’admettre. J’ai éteint les lampes que Hod et Kelvin avaient laissées allumées – en l’absence de mes vêtements, la lumière me gênait particulièrement. J’ai risqué un regard par une fenêtre de la salle à manger. Il faisait nuit noire. J’avais néanmoins l’impression que le vent ne secouait plus aussi violemment les arbres. En revanche, il pleuvait toujours autant. J’ai aperçu un éclair, plus loin vers le nord.

Je n’ai vu ni ravisseurs, ni cadavres, ni rien qui ne soit à sa place dans ce paysage détrempé.

Bill ne semblait pas pressé de revenir pour me rendre compte de la situation. La vieille table était recouverte d’une espèce de vieux plaid à franges. Je l’ai retiré pour m’en draper, tout en espérant qu’il ne s’agissait pas d’un souvenir de famille. Mais le tissu parsemé de gros motifs à fleurs était troué et je me sentais morte d’inquiétude.

— Sookie, a dit Bill dans mon dos.

J’ai sursauté en hurlant.

— Ne fais plus ça, d’accord ? J’ai eu assez de mauvaises surprises pour la journée.

— Désolé. Je suis passé par la porte de derrière, s’est-il expliqué.

Il se séchait les cheveux avec un torchon de cuisine. Il était toujours nu, mais je me serais sentie ridicule d’en faire toute une histoire – je l’avais tout de même vu un certain nombre de fois… De son côté, il me regardait de haut en bas, une expression déconcertée peinte sur son visage.

— Sookie ? C’est bien le châle espagnol de ma Tante Edwina, que tu portes là ?

— Oh, je suis désolée, Bill, vraiment. Mais il était à portée de main, et j’avais froid, j’étais toute mouillée, et j’avais envie de me couvrir. Je te demande pardon.

J’ai pensé à le dérouler pour le lui tendre, puis j’ai changé d’avis aussi vite.

— Il est plus joli sur toi que sur la table. En plus, il est troué. Tu te sens d’attaque pour aller chez toi et découvrir ce qui est arrivé à ton grand-oncle ? Et où sont tes vêtements ? Ces hommes, ce sont eux qui les ont enlevés ? Est-ce qu’ils t’ont… Ils t’ont fait du mal ?

— Non, non ! Je t’ai déjà expliqué – j’ai dû abandonner mes habits pour ne pas goutter partout chez toi et révéler ma présence. Je les ai laissés devant, derrière les buissons. Je ne pouvais pas les laisser en vue, tu comprends.

— Très bien.

Bill a pris un air pensif avant de reprendre.

— Si je ne te connaissais pas mieux que cela – pardon si je te vexe – je penserais presque que tu as concocté toute cette histoire pour trouver une excuse et revenir dans mon lit…

— Ah. Tu veux dire que tu pourrais presque t’imaginer que j’ai tout inventé pour pouvoir apparaître nue et sans défense, la véritable demoiselle en détresse, pour que le Grand Bill le Vampire, très fort et tout aussi nu, puisse me sauver des griffes des méchants kidnappeurs ?

Il a acquiescé, un peu gêné.

— J’aimerais bien avoir le temps de me prélasser pour fabuler de la sorte, ai-je repris.

J’aurais même presque éprouvé de l’admiration pour un esprit capable de concevoir ce type de méandres afin d’obtenir ce qu’il désire.

— Mais je pense qu’il me suffirait probablement de frapper à ta porte en prenant l’air esseulé pour avoir ce que je veux – si c’était mon but, bien sûr. Ou alors, je pourrais simplement te dire « Alors mon grand, ça te tente ? ». Je crois que je n’ai pas besoin d’être nue et en danger pour t’exciter, si ?

— Tu as tout à fait raison, a-t-il conclu avec un léger sourire. S’il te prend jamais l’idée d’improviser ce genre d’histoire, je jouerai mon rôle avec plaisir. Dois-je te présenter de nouvelles excuses ?

Je lui ai rendu son sourire.

— Pas la peine. J’imagine que tu n’as pas un ciré, quelque part ?

Naturellement non, mais il possédait néanmoins un parapluie. En un rien de temps, il avait récupéré mes vêtements dans les buissons. Pendant que je les essorais avant de les mettre au sèche-linge, il a bondi dans les escaliers pour se précipiter dans sa chambre – dans laquelle il ne dormait jamais – et enfiler un jean et un débardeur. Pour Bill, c’était une tenue très… canaille.

Mes habits allaient mettre trop longtemps à sécher. C’est donc vêtue du seul châle espagnol de Tante Edwina et abritée sous le parapluie bleu de Bill que j’ai grimpé dans sa voiture. Il a pris Hummingbird Road pour me ramener chez moi. En remontant mon allée, il s’est arrêté pour déplacer le tronc d’arbre – pour lui, ce n’était qu’un vulgaire fétu de paille.

Puis nous avons continué, marquant un temps d’arrêt à côté de ma pauvre voiture, la portière du conducteur toujours ouverte à tous vents. L’intérieur était trempé, mais mes agresseurs ne lui avaient rien fait. La clé était toujours dans le contact et mon sac à main sur le siège passager avant, avec mes achats.

Bill a considéré un instant les restes du flacon de lait, et je me suis demandé lequel j’avais touché, de Hod ou de Kelvin.

Je l’ai suivi ensuite et nous nous sommes rangés tous deux à l’arrière de la maison.

Tandis que je rassemblais mes affaires, Bill est entré directement. Pendant un bref instant, je me suis demandé avec inquiétude comment j’allais faire sécher ma voiture, puis je me suis forcée à me concentrer sur l’essentiel. J’ai pensé soudain à ce qui était arrivé à Cait, la faé, et tous mes soucis d’aménagement automobile intérieur se sont évanouis en un clin d’œil.

J’ai passé le seuil de ma maison d’un pas malhabile. J’éprouvais quelques difficultés à gérer mon emballage personnel, le parapluie, mon sac à main, le sac à provisions et mes pieds nus. J’entendais Bill se mouvoir à travers la maison et j’ai immédiatement compris qu’il avait trouvé quelque chose quand il m’a appelée. Il y avait dans sa voix quelque chose d’urgent.

Dermot gisait inconscient sur les planches du grenier, à côté de la ponceuse qu’il avait louée – éteinte et posée sur son côté. Il était tombé en avant. J’en ai déduit qu’il avait dû se tenir dos à la porte, la ponceuse en marche, alors que les bandits entraient chez moi. Quand il avait compris qu’il n’était pas seul et qu’il avait éteint la ponceuse, il était déjà trop tard.

Ses cheveux étaient poisseux de sang coagulé, autour d’une horrible blessure. Ils devaient donc disposer d’une arme au moins.

Bill se tenait, raide et courbé, au-dessus de la silhouette immobile. Sans se retourner, il m’a indiqué qu’il ne pouvait pas lui donner son sang, ce qui m’a surprise.

— Mais je sais bien ! Il est faé.

Puis j’ai fait le tour de Dermot pour m’agenouiller de l’autre côté. Et j’ai vu le visage de Bill.

— Recule. Recule ! Va en bas. Maintenant !

La senteur du sang de faé, si enivrante pour un vampire, emplissait le grenier à lui faire perdre la tête.

— Je peux lécher la blessure pour la nettoyer, a suggéré Bill, ses yeux sombres et pleins de désir fixés sur la plaie.

— Non, tu ne pourrais pas t’arrêter. Recule, je te dis ! Bill ! Va-t’en !

Mais sa tête se penchait toujours plus bas, plus près du visage de Dermot. Je me suis levée d’un bond et j’ai giflé Bill de toutes mes forces.

— Tu dois t’en aller, Bill.

J’aurais plutôt voulu le supplier de me pardonner et j’en tremblais. L’expression peinte sur son visage était horrifiante : fureur, convoitise insatiable, conflit intérieur…

— J’ai si faim, a-t-il chuchoté, me dévorant des yeux. Nourris-moi, Sookie.

Pendant un instant, j’ai cru que l’heure des choix impossibles était arrivée : la solution la pire aurait été de laisser Bill mordre Dermot. La suivante sur la liste aurait été de le laisser me mordre, moi : avec le parfum de faé qui flottait dans l’air, je crois qu’il n’aurait jamais pu s’arrêter.

Tandis que ces images passaient comme des éclairs dans mon esprit, Bill luttait de toutes ses forces pour se contrôler. Il a réussi. Mais tout juste.

— Je vais m’assurer qu’ils sont partis, a-t-il soufflé en titubant vers l’escalier.

Même son corps était entré en guerre contre lui-même. Tout son instinct lui dictait clairement de boire du sang, d’une façon ou d’une autre, celui des deux fournisseurs si tentants qui se tenaient à sa portée, alors que son esprit lui ordonnait de décamper avant que quelque chose de terrible ne survienne. Je souffrais tellement pour lui que si j’avais disposé d’une personne supplémentaire, je ne suis pas certaine que je ne la lui aurais pas jetée dans les bras.

Mais il a réussi à descendre, et j’ai entendu la porte claquer derrière lui. Craignant qu’il ne perde tout contrôle malgré tout, je me suis ruée en bas pour verrouiller les deux portes de derrière. Ainsi, je l’entendrais s’il revenait. Puis j’ai vérifié que la porte d’entrée était toujours fermée à clé, comme je l’avais laissée plus tôt. Avant de retourner à l’étage auprès de Dermot, je suis allée prendre mon fusil dans le placard. Il y était toujours et j’ai savouré un moment d’intense soulagement. J’avais de la chance que les hommes ne l’aient pas volé. Ils n’avaient manifestement pas fouillé la maison à fond, sinon ils l’auraient trouvé à coup sûr.

Ils étaient simplement à la recherche d’un objet beaucoup plus gros, à savoir ma petite personne.

Je me sentais beaucoup mieux, avec mon Benelli à la main. J’ai attrapé ensuite ma trousse de secours et je suis remontée m’agenouiller de nouveau auprès de mon grand-oncle. Le châle immense tombait aux moments les plus inattendus et commençait à me porter sérieusement sur les nerfs. Je me demandais bien comment se débrouillaient les femmes indiennes mais je ne prendrais pas le temps de m’habiller avant d’avoir soigné Dermot.

J’ai nettoyé le sang de son crâne au moyen de compresses stériles, afin de pouvoir inspecter les dégâts de plus près. Ce n’était pas beau. Mais je m’y attendais, c’est toujours le cas pour les plaies à la tête. Au moins, celle-ci ne saignait presque plus. Tandis que je travaillais, je me suis demandé si je devais appeler une ambulance. Les urgentistes pourraient-ils arriver jusqu’à nous sans que Hod et Kelvin interviennent ? Certainement, car Bill et moi n’avions pas été inquiétés. Question plus importante : je n’étais pas certaine que la physiologie faé soit entièrement compatible avec les techniques médicales humaines. Je savais qu’humains et faés pouvaient avoir des enfants ensemble et j’en déduisais donc que les premiers soins pour humains ne feraient sûrement pas de mal. Mais tout de même…

Dermot a gémi avant de se retourner sur le dos. J’ai pu glisser une serviette sous sa tête juste à temps. Il a fait la grimace.

— Sookie, a-t-il dit. Tu portes une nappe ?